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1L’analyse du discours, avant même de supposer des méthodologies linguistiques, se rallie au projet de philosophie critique dont les Lumières ont été les premiers artisans, et que Canguilhem, Foucault et quelques autres après eux ou avec eux ont renouvelé si brillamment depuis les années 70. C’est cette filiation que nous revendiquons et cette veine de travail que nous avons voulu creuser : remettre sur le métier l’examen du concept d’idéologie ; analyser des éléments sectoriels de l’idéologie (néo)libérale tels qu’ils se déploient dans le contexte tendu des affrontements sociaux d’aujourd’hui. L’originalité de ce travail réside dans le choix pluridisciplinaire fait initialement : nombre de chercheurs en sciences humaines se sont emparé pour leur propre compte du concept et le font jouer avec une réelle spécificité, chacun dans sa discipline propre. Nous avons voulu les réunir sous un même toit. On trouvera ici les travaux d’un sociologue, d’un psychanalyste, d’une historienne, d’une spécialiste en sciences politiques et de plusieurs linguistes. On jugera si le pari initial a été gagné. Nous pensons en tout cas que les études réunies ici, non seulement s’enrichissent les unes les autres des échos que leur mise en relation produit, mais font apparaître grâce à la diversité des points de vue et des objets analysés, la multi-compositionnalité de la notion.

L’idéologie théorisée. Le déport anthropologique du néo-libéralisme

2Le premier exposé, même s’il est le fait d’un linguiste (Philippe Schepens), cherche à comprendre comment la philosophie politique d’aujourd’hui reprend à l’élaboration marxiste initiale le concept d’idéologie et le renouvelle profondément, non sans une discussion de fond des positions althussériennes. Deux auteurs issus du courant phénoménologique contemporain ont été mis à contribution : le français Paul Ricœur et l’allemand Axel Honneth. À partir du premier, on repère les difficultés théoriques que le concept suppose. Appelé initialement pour comprend le discours religieux comme représentation inversée du réel, on voit comment la démarche produit dans les textes marxistes eux-mêmes, puis dans l’ensemble du courant marxiste, une extension continue du concept jusqu’au point limite où Althusser le conduit : l’idéologie devient un ensemble de représentations qui marquent le rapport fatalement imaginaire du sujet humain au réel. Avant Althusser, Mannheim avait lui aussi remarqué le paradoxe que la notion suppose : « si tout ce que nous disons est biaisé, si tout ce que nous disons représente des intérêts que nous ne connaissons pas, comment avoir une théorie de l’idéologie qui ne soit pas elle-même idéologique ? (cité par Ricœur, 1997 : 26) ». Ricœur suggère alors de retourner à l’intuition et à l’opposition premières qu’on trouve dans le jeune Marx : celui-ci n’oppose pas l’idéologie et la science mais l’idéologie et la praxis, ce qui permet de faire de « l’imagination du social », non pas et en permanence une représentation biaisée ou aliénée du réel, mais bien la contrepartie même des antagonismes sociaux, et la position même (l’utopie) à partir de laquelle imaginer (de manière créative cette fois) des alternatives à l’ordre social existant.

3La puissante originalité du penseur allemand Axel Honneth consiste à explorer comment les sujets humains, compte tenu du rôle psychique et social fondamental que joue le besoin de reconnaissance, peuvent être l’objet d’une aliénation qui suppose de prendre pour argent comptant un récit de fausse reconnaissance issu de la sphère du pouvoir. C’est ce récit falsifié qu’Honneth appelle une idéologie, et qu’il nous apprend à reconnaître dans l’espace social où il se déploie. Le déplacement est considérable : ce n’est plus vraiment le réel qui est l’objet d’une représentation déformée et trompeuse, mais une « faille psychologique, inscrite au sein de chaque sujet humain, et qu’un pouvoir peut exploiter (Schepens) » cyniquement.

4La seconde contribution du volume est celle du sociologue Alain Bihr. Celui-ci extrait des textes marxistes qu’il connaît admirablement, l’ensemble des éléments qui permettent de construire une définition tout à la fois synthétique et détaillée du concept, alors même qu’une telle définition n’existe pas en tant que telle dans le corpus marxiste. Dans ce cadre, il insiste notamment sur le caractère de cohérence, d’ampleur, voire de totalité que le noyau discursif de l’idéologie doit posséder, en même temps que sur son caractère matriciel, souple, capable de s’adapter aux changements du monde. Le texte idéologique peut être sectoriel, il doit cependant avoir un caractère englobant. Il doit surtout se doubler d’un programme d’action « selon le cas politique, moral, éthique, pédagogique, etc., ou tout cela à la fois », et se faire enfin « apologétique », justifier, idéaliser une situation ou des intérêts de classe ; trois « moments » qu’Alain Bihr distingue et articule avec une grande netteté. Alain Bihr revient également sur la problématique althussérienne, en remarquant qu’on ne peut opposer point contrepoint la science et l’idéologie : « Toute idéologie mêle (...) des éléments de connaissance (...) avec des erreurs, des éléments d’illusion et même quelquefois des mensonges purs et simples (...). Quant à la science, elle n’est pas non plus toujours indemne d’idéologies, dont un certain scientisme est la plus courante ». À la suite de cet effort définitoire, le sociologue décrit la cohérence atteinte par la « vision (néo)-libérale du monde ». Il est ici frappant de voir la convergence des analyses du psychanalyste Roland Gori avec celle du sociologue, chacun des deux détaillant le déport anthropologique auquel conduit le néo-libéralisme lorsqu’il essentialise la notion d’individu sur laquelle il s’est historiquement construit, dans une logique poussée à un point tel qu’il en vient même à nier tous les concepts qui supposent une société, et produisant de cette manière un effet de novlangue sidérant, non tant par les concepts qu’il édifie que par ceux qu’il évacue.

5Nous ne réussirons pas à rendre compte de manière pleinement ordonnée de la contribution du psychanalyste Roland Gori, dont nous venons de parler, parce que celle-ci se présente sous la forme d’un entretien entre Philippe Schepens et lui-même, entretien qui passe en revue forcément de manière rapide près de 40 ans de publications et de combats. Mais c’est bien la liaison entre ces deux derniers termes qu’on veut souligner dans cette introduction : Roland Gori, initiateur de L’Appel des appels1, se bat pour faire entendre ce que l’idéologie néo-libérale écrase du statut humain, notamment dans l’arsenal législatif qu’il met en oeuvre en médecine, en psychiatrie, à l’école, etc., en matière de surveillance, de punition, de normalisation, d’encadrement, etc. Il réfléchit notamment et tout particulièrement, pensons-nous, sur le statut de l’un et du multiple dans la société industrielle et financière, passant en revue toutes les atteintes à l’humanité du sujet que l’instrumentalisation, la rationalisation, la série, la norme, l’objectivation, « l’expertise », « l’évaluation », supposent dans l’idéologie productiviste d’aujourd’hui. Il explore ainsi le « rationalisme morbide » de l’idéologie néo-libérale, son caractère réifiant, les « dispositifs de servitude volontaire » mis en place par le pouvoir à travers les pratiques naturalisantes issues de la sphère médicale, et à l’arrière-plan de sa réflexion, les pseudo-sciences qui conduisent à « nous représenter nous-même comme animal, comme “exemplaire de l’espèce”, hypostase de la pensée scientifique de Mengele ». En contrepoint, il rappelle que son combat politique se lie profondément à sa pratique de la psychanalyse lorsqu’il soutient qu’elle est d’abord cette doctrine susceptible de ne pas faire obstacle au transfert et à la prise en compte du singulier. Le travail de Roland Gori est puissant et suggestif, et cet entretien en appelle, dans le fond, à l’ensemble de son travail d’écriture.

Des concepts politico-idéologiques : famille, nation, démocratie et développement

6Trois contributions analysent comment le discours idéologique développe sa vision du monde par l’investissement particulier qu’il fait de certains concepts.

7Claire Blandin, historienne, montre comment la droite a investi celui de famille. Sa contribution part du fait que la droite récuse la notion d’idéologie tout en développant, à l’égard de la famille, « un discours normatif » qui lui permet l’adossement de projets et d’actions « à un ensemble de valeurs ». Cette représentation de la famille a une double fonction de rassemblement doctrinal et de combat contre la gauche, et ceci depuis les premiers moments de sa formation comme classe politique hégémonique. Ce qui nous a paru tout particulièrement intéressant dans cette mise à jour, c’est la désignation des auteurs doctrinaux qui se succèdent tout au long du XIXe siècle : Joseph de Maistre, Louis de Bonald, le père Félix, Frédéric Le Play, Benjamin Constant, Fustel de Coulanges, Tocqueville, Charles Maurras, etc., inscrivant ainsi dans l’histoire une matérialité discursive (une formation discursive) à laquelle on peut se référer et se repérer. Ce sont ces intellectuels qui assurent, comme le définissait Alain Bihr, la cohérence, l’ampleur, les capacités de renouvellement ou d’évolution de la matrice idéologique. Ce sont aussi les auteurs littéraires qui construisent les mondes littéraires à travers lesquels se pense le sens du présent. Claire Blandin énumère les éléments doctrinaux qui sont les enjeux des combats politiques entre droite et gauche : mariage religieux, refus du divorce, autorité du père, statut juridique de mineur pour la femme, la question des enfants naturels, de l’héritage, etc. Puis elle analyse ce moment rhétorique où l’idéologie de la famille a pu devenir majoritaire dans le champ politique, manifestant ainsi son efficacité, en faisant accepter à la gauche l’idée d’une dénatalité consécutive aux carnages de la 1ère guerre mondiale. Celle-ci accepte alors de partager avec la droite dans une union nationale douteuse, une idéologie familialiste traditionaliste, si bien que lors de la seconde guerre mondiale, « la politique mise en place par le régime de Vichy n’apparaît pas comme une rupture, la famille étant l’objet d’un consensus politique ». La riche contribution de Claire Blandin montre ensuite comment l’idéologie pétainiste se diffuse à travers tout un matériel rhétorique : les slogans (Travail, Famille, Patrie), les tracts, les campagnes de propagande du régime, comment elle mobilise « la nation » à travers des canaux politiques dont on oublie trop souvent de signaler, là encore, la matérialité : l’école, les mouvements de jeunesse, les organisations religieuses, l’inscription jusque dans le calendrier de « fêtes » idéologiques qui étayent l’imaginaire, et permettent à chacun d’y adhérer. Claire Blandin interroge enfin la manière dont la droite française à travers certaines de ses figures nationales les plus actuelles (de Claude Imbert à Jean-François Copé, de Bernadette Chirac à Carla Bruni-Sarkozy, de La Croix à Valeurs actuelles) tente aujourd’hui même de renouer le fil de sa doctrine, mise à mal par le mouvement des femmes à partir de 68.

8Céline Lambert, comme Claire Blandin, mais en tant que linguiste cette fois, étudie une seconde zone clef de l’idéologie libérale : le concept de Nation, et la rhétorique dont il est l’objet de manière permanente dans les colonnes des grands éditorialistes de la presse magazine de droite : L’express et Le Point. Son corpus s’étend sur les deux ans qui voient rejeter par référendum le projet de constitution européenne en 2005, élire Nicolas Sarkozy aux présidentielles de 2007, et ce dernier instaurer un ministère de « l’immigration et de l’identité nationale ». Son premier constat tient dans le fait que le concept vaut pour son ambiguïté. Chacun de ceux qui l’utilisent le fait pour la valeur de communion, de rassemblement sacré qu’il autorise : les rois qui au Moyen-âge veulent unifier politiquement des ensembles de plus en plus vastes, les révolutionnaires de 1789, les républicains du XIXème siècle, les régimes qui précèdent ou suivent la première guerre mondiale, mais aussi les miliciens de la « Révolution nationale » et les maquisards de la Résistance, bien que tout les opposent.

9Céline Lambert compare ensuite brièvement les notions concurrentes de doxa et d’idéologie avant de se porter vers l’analyse du mot nation dans les argumentaires des éditorialistes. Or un élément de surprise surgit de cette analyse : le mot ne vaut pas pour sa valeur épidictique mais comme argument central de justification d’une politique économique agressivement libérale et anti-sociale. Céline Lambert veut également montrer, et c’est fondamental, que l’idéologie n’est pas qu’un discours, mais que des acteurs sociaux repérables, occupant des positions sociales précises, incarnent et animent les combats idéologiques, en l’occurrence ces grands éditorialistes qui dirigent les rédactions d’une presse puissante et jouent les relais du pouvoir politique et économique. Enfin, le travail de Céline Lambert se porte vers l’analyse fine des figures par lesquelles l’idéologie naturalise son argumentaire libéral et le rend « invisible ».

  • 2  Voir ici même le compte rendu fait par Alpha Barry de l’ouvrage tout récent de Françoise Dufour : (...)

10« Où en est la démocratie en Afrique, 50 ans après les indépendances africaines ? » : c’est à partir de cet énoncé, proféré en toute bonne conscience sur les ondes de France Inter, et récemment, que Françoise Dufour, linguiste, dévoile un 3e bloc idéologique. Celui-ci travaille d’autant plus sournoisement notre rapport au monde qu’il se cache derrière le concept politique de démocratie érigé en critère de disqualification. Françoise Dufour remarque que le mot démocratie fonctionne dans l’espace discursif comme le liant d’un grand nombre de micro-discours que la notion encapsule comme un fond commun, comme une doxa qui devient difficilement interrogeable. C’est cependant l’attention à ces micro-discours, leur remise à jour, leur désintrication et leur analyse qui permettra de repérer comment le mot-concept a pu servir à ériger une norme comme une hauteur depuis laquelle le regard compare et instruit un procès de mépris qui s’ignore lui-même. Elle remarque ensuite comment le consensus que le mot-discours démocratie a réussi à susciter devient le levier même d’une forme d’auto-alimentation permanente de sa légitimité : on n’y fait plus référence mais “déférence”, constate-t-elle, empruntant le terme à Laurence Kaufmann (2006), et soulignant dans les marqueurs rhétoriques les plus fins comment les énoncés l’édifient comme telle. Françoise Dufour, en écoutant et analysant les éclats de voix qui constituent le champ idéologique qu’elle explore, finit par repérer comment le concept de « formation discursive » (Foucault, 1969) est susceptible de subsumer cette fragmentation. Ce concept, qui a eu une telle importance dans l’histoire méthodologique et conceptuelle de l’analyse du discours, est ressaisi à neuf dans sa pratique d’analyse : une formation discursive se caractérise notamment, dit-elle, par « des pratiques discursives qui traversent les époques et les événements, donnant lieu à un mode d’agencement d’énoncés, à des régularités de formes, à des modalités de catégorisation et de recomposition, à des contradictions spécifiques qui prennent valeur de règles (Dufour 2010 : 244) ». C’est d’ailleurs souvent la démarche de Françoise Dufour que de retrouver les intuitions premières qui ont présidé aux inventions conceptuelles initiales de l’analyse du discours et d’en renouveler la formulation, d’éclairer leurs champs d’application, et leurs valeurs méthodologiques2. Françoise Dufour s’intéresse enfin à l’ensemble de ces marqueurs qui construisent non plus seulement la hauteur d’où le jugement de disqualification tombe, mais les places respectives qu’ils dessinent. Dans les entours du mot démocratie flotte d’ailleurs souvent celui de développement.

Les formes de perversion du débat public

11En Suisse comme en France et plus généralement encore en Europe, des campagnes politiques haineuses sont activées par des acteurs politiques sans scrupule. À l’initiative de l’extrême droite suisse une votation interdisant la construction de minarets est victorieuse (novembre 2009), tandis qu’en France le Président profère un discours de stigmatisation des roms (juillet 2010). Ces événements discursifs de grande ampleur mettent à mal les modes habituels d’analyse de la parole publique. Thierry Herman, pour sa part, interroge la théorie de l’argumentation. Dialoguant avec les travaux récents de Marc Angenot et d’Emmanuelle Danblon, il propose de reconsidérer le rôle de l’épidictique dans les débats publics, le « mortier pathémique » avec lequel les orateurs paralysent la pensée rationnelle, et qui témoigne d’une nouvelle habileté du sophiste, non pas celle de persuader mais celle de rallier par la maîtrise d’éléments doxiques. C’est pourquoi il analyse, non la dynamique argumentative de la campagne elle-même, mais les marques qui, dans les commentaires d’après campagne, une fois connu le déplaisant résultat, manifestent alors violemment les effets de camps, les fausses frontières, les sur-délimitations identitaires, les affirmations de fermeture à l’humanité et à la culture d’autrui, ce qu’il appelle une « rhétorique de positionnement ». Dans le cadre que Thierry Herman propose, l’idéologie n’est pas un discours qui vise la persuasion dans un échange dynamique, mais au contraire qui désagrège la pensée et produit sur les esprits des formes d’adhésion hargneuse à la fermeture identitaire qu’elle suggère. « L’idéologie ne s’argumente pas, constate Thierry Herman, elle se livre et elle appelle à s’y reconnaître ou non. »

12Alain Rabatel s’intéresse à la manière dont la presse en France s’accommode avec délice du césarisme politique, et produit une pseudo critique politique qui agit comme discours de couverture. Il part du point fondamental qui anime sa réflexion, le fait que le monde appelle l’expression de points de vue, qui sont à la fois position d’où l’on voit et interprétation de ce que l’on voit, et dès lors argumentation. Or « ce qui est présenté comme une évidence ou une vérité n’a pas à être interrogé de façon critique mais doit au contraire être accepté comme le cadre intersubjectivement partagé des échanges à venir. » C’est par ce processus à la fois rhétorique et psychologique que passe, dit Rabatel, « la navette de la circulation idéologique des discours conformes ». Analysant finement deux articles, considérés comme des « cas », issus de la presse pourtant réputée « sérieuse » (Le Monde), il montre comment l’un et l’autre guident notre regard sur l’activité politique du Président en construisant l’appareil de ce regard en même temps que la disparition des voix qui l’élaborent. Murmure qui tisse la connivence, amusement détaché qui poétise un monde politique de surface en une petite comédie humaine, qui épingle les petits travers du Président pour en faire un homme comme nous, tout en circonscrivant précisément la focale de ce regard, c’est-à-dire en effaçant l’agonistique sociale et les objets polémiques ou les acteurs sociaux qui l’animent. La critique disparaît sous le persiflage convenu, mais la réalité sociale s’enfuit également, participant à la déréalisation (idéologique) du monde et au refus d’en reconnaître les protagonistes. Alain Rabatel discute alors avec beaucoup d’érudition le concept de reconnaissance, d’origine hégélienne, et que précise Axel Honneth.

13Corinne Gobin, enfin, analyse à partir des sciences politiques et avec un recul de plus de 25 ans, l’envahissement de l’espace politique (européen) par la langue technocratique. L’ancrage de cette chercheuse dans les pratiques d’analyse lexicométrique menées sur de vastes corpus lui donne l’occasion de comparer des tranches diachroniques prélevées sur des quotidiens de presse du XIXe siècle ou des années 70 et de les comparer avec le discours politique d’aujourd’hui. Le constat initial réside alors dans le fait que « nous ne sommes plus dans un univers discursif de type contradictoire ». Et Corinne Gobin s’attache alors à montrer comment les gouvernements au pouvoir en Europe ont pris en main l’organisation communicationnelle de masse et la diffusion hégémonique d’une pensée politique néo-libérale qui nie sa propre dimension politique et partidaire pour se prétendre purement technique et scientifique, et détruire ainsi le caractère dialectique du débat public entre les partis. La démonstration est faite pas à pas : disparition de certains organes de presse (par exemple Le Matin en Belgique), instauration d’une « pensée unique » (I. Ramonet) qui s’auto-confirme comme telle par l’exercice même du pouvoir, diffusion par les instances européennes de textes politiques qui ne sont ni saisis comme tels par les gouvernements, ni discutés comme tels par les acteurs politiques, mais qui sont imposés comme doctrine intangible conjointement par le réseaux poreux des organes de presse et des organes de pouvoir ; mise en scène de leur « vérité » en construisant la doctrine politique dans les termes de la technoscience. Le but étant de décourager les acteurs de l’espace public de travailler à une contre-argumentation à partir de laquelle authentiquement le débat politique ferait progresser la raison politique. Corinne Gobin revient ainsi sur la manière dont les réformes des régimes de retraite ont été imposées en Europe à partir de ces textes engluants, qui s’auto-légitiment sans cesse en naturalisant l’idée qu’aucune alternative ne peut être pensée, et en utilisant un vocabulaire extraordinairement normé et restreint, quels que soient les lieux de production de la doctrine experte. C’est ce qu’elle appellera avec M. Tournier et C. Pineira « la langue de bois », ou « la rhétorique de bois », et avec F-B. Huyghe « la langue de coton » ; cette dernière agit en délivrant si l’on peut dire des doses d’endormissement « éthique » (les thèmes du capitalisme éthique et empathique), dont Corinne Gobin nomme un à un les attributs, les figures rhétoriques et surtout les effets : l’empêchement de toute pensée alternative. L’auteure dit son effroi devant l’extension de cette langue unique dans un espace européen qu’elle resitue avec vigueur comme empire, et comme empire totalisant.

  • 3  C. Détrie, P. Siblot, B. Verine, Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxé (...)
  • 4  P. Charaudeau, D. Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil.
  • 5  Notamment à travers le texte signé alors ainsi : Mikhail Bakhtine (V. N. Volochinov) : Le Marxisme (...)
  • 6  Semen s’en est fait l’écho : voir Semen 21, Catégories pour l’analyse du discours politique, PUF-C (...)
  • 7  Cf. l’article de S. Bonnafous et M. Tournier, « Analyse du discours, lexicométrie, communication e (...)
  • 8  Actuel Marx N° 43, Critiques de l’idéologie, Paris, PUF, 2008.
  • 9  Thierry Guilbert (2007),Le discours idéologique ou la Force de l’évidence, Paris, L’Harmattan.

14Nous voudrions terminer cette présentation par l’évocation d’un dernier point, en forme de bilan/perspective : en 2001 et 2002 paraissaient presque simultanément Termes et concepts pour l’analyse du discours3et le Dictionnaire d’analyse du discours4 ; l’un et l’autre ouvrage incluent une entrée Idéologie, le premier sous la plume de Paul Siblot, le second sous celle de Simone Bonnafous. Il est remarquable de constater à quel point les deux auteurs tendent vers l’évocation d’un même problème et de manière aussi semblable : la place centrale prise par l’élaboration althussérienne, la façon dont il a relié avec une très grande force théorique le concept lacanien d’imaginaire et de sujet (de l’inconscient) et la catégorie marxiste d’idéologie. Mais aussi les conséquences de cette élaboration pour le courant qui s’est constitué autour de Michel Pêcheux dans les années 60-70 pour fonder l’Analyse du discours : la réussite même d’Althusser, sa force persuasive ont constitué un obstacle de premier ordre pour ceux qui voulaient faire de l’analyse du discours un outil de dévoilement du fonctionnement idéologique des discours dominants, car elle posait le redoutable problème de la position de l’analyste, comme l’a bien remarqué Ricœur (1997). Faute de pouvoir immédiatement et frontalement discuter l’analyse d’Althusser, les chercheurs l’ont contournée. À la place ont surgi des délimitations d’une grande utilité, tantôt empruntées à la réflexion sémantico-pragmatique (les concepts de présupposé, de pré-construit), tantôt à la théorie de l’argumentation (le concept de doxa). Quoi qu’il en soit, en sortant du paradigme structuraliste, en se tournant vers la pragmatique et la rhétorique5, en rejoignant partiellement les courants anglo-saxons d’analyse du discours (T. Van Dijk notamment6), les chercheurs ont pratiqué une forme d’évitement du concept dans les travaux qui se sont succédés dans les années 80 et 90. Cet évitement a d’ailleurs été favorisé par l’ouverture du champ nouveau et particulièrement fécond, porté par Jacqueline Authier Revuz, autour des formes d’hétérogénéités que le sujet parlant est amené à trouver comme parole autre dans son dire, et dont il négocie la présence dans ses propres actes énonciatifs. Ces mouvements successifs de la recherche ont donc une logique, et ils expliquent pourquoi les chercheurs ont pu préférer pendant tout un temps se porter vers des phénomènes locaux, inter-énonciatifs, ou vers la mise à jour des effets de contradiction et d’intrication réciproques entre les formations discursives, effets qui résultent des luttes politiques pour « prendre de la langue »7. Le temps semble pourtant revenir d’une rediscussion du concept et de sa pleine réintroduction dans les analyses du discours : la critique de la position althussérienne devient d’autant plus possible qu’elle est rediscutée à l’intérieur du champ de la philosophie politique, et grâce à l’écart que la forte pensée du penseur allemand Axel Honeth autorise. Le concept marxiste est à nouveau questionné dans des dossiers de fond qui travaillent sur les modes de sa constitution historique et sur sa validité dans la situation politique d’aujourd’hui : en témoignent notamment les travaux réunis dans le numéro 43 d’Actuel Marx, intitulé « Critiques de l’idéologie »8. En témoignent aussi les efforts déployés au sein de l’analyse du discours : les travaux de Thierry Guilbert, 20079 : Le discours idéologique ou la Force de l’évidence, ou ceux déjà cités de Françoise Dufour, et nous l’espérons, les travaux réunis ici, où le concept, dès lors qu’il est ressaisi à partir de positions pluri-disciplinaires, redevient productif.

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Notes

1  Voir le site : http://www.appeldesappels.org/

2  Voir ici même le compte rendu fait par Alpha Barry de l’ouvrage tout récent de Françoise Dufour : De l’idéologie coloniale à celle du développement. Une analyse du discours France-Afrique, L’Harmattan, 2010.

3  C. Détrie, P. Siblot, B. Verine, Termes et concepts pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Honoré Champion, Paris.

4  P. Charaudeau, D. Maingueneau, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil.

5  Notamment à travers le texte signé alors ainsi : Mikhail Bakhtine (V. N. Volochinov) : Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit, 1977, Leningrad, 1929, traduction par Marina Yaguello.

6  Semen s’en est fait l’écho : voir Semen 21, Catégories pour l’analyse du discours politique, PUF-C, 2006 et Semen 27, Critical Discourse Analysis I. Les notions de contexte et d’acteurs sociaux, PUF-C, 2009.

7  Cf. l’article de S. Bonnafous et M. Tournier, « Analyse du discours, lexicométrie, communication et politique », in Langages 117, Les analyses du discours en France (D. Maingueneau dir.), Larousse, 1995.

8  Actuel Marx N° 43, Critiques de l’idéologie, Paris, PUF, 2008.

9  Thierry Guilbert (2007),Le discours idéologique ou la Force de l’évidence, Paris, L’Harmattan.

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Pour citer cet article

Référence papier

Céline Lambert et Philippe Schepens, « Présentation »Semen, 30 | 2011, 7-16.

Référence électronique

Céline Lambert et Philippe Schepens, « Présentation »Semen [En ligne], 30 | 2011, mis en ligne le 01 janvier 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/semen/8949 ; DOI : https://doi.org/10.4000/semen.8949

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